Le plasticien Pascal Convert a écrit un livre et réalisé un film (sur France 2 à 22h45), à partir de 300 heures d’entretien avec Raymond Aubrac. Le parcours qui l’a amené au résistant a été sinueux. Il y évoque la vie riche et engagée de Raymond Aubrac. Mais aussi de tous ceux, femme, amis, combattants de la liberté, qui l’ont entouré.
Dans votre livre, vous expliquez en introduction que c’est votre métier de plasticien qui vous a conduit dans les pas de Joseph Epstein, puis de Lucie Aubrac, et de là à Raymond Aubrac…
Pascal Convert. Je suis artiste plasticien depuis vingt ans. En 2003, on m’a demandé de travailler sur trois images de presse (la mort du petit Mohammed Al-Dura à Netzarim dans la bande de Gaza, par Talal Abou Rahmeh, la madone de Bentalha, d’Hocine Zaourar en Algérie et la veillée funèbre au Kosovo, de Georges Mérillon – NDLR). Je me suis alors intéressé à l’histoire des images. Et donc à l’histoire de leur production, de leur diffusion, et forcément des événements dont elles témoignaient. Et puis, à un moment, il y a eu un basculement, lorsque j’ai réalisé le monument pour les fusillés du mont Valérien : une cloche, avec les noms des fusillés écrits dessus (voir le site www.pascalconvert.fr [1]). Je suis passé de l’histoire des images à l’histoire tout court.
Mais qu’est-ce qui détermine le passage à un travail quasi documentaire ?
Pascal Convert. Au mont Valérien, en même temps que le monument, j’ai réalisé un documentaire. Je filmais des gens avec ma petite caméra, pour des témoignages. Robert Badinter m’a conseillé d’en faire un film. C’est lui qui a téléphoné à Pierre-André Boutang, sur Arte, qui s’est débrouillé pour le programmer sur la chaîne Histoire. C’était un film assez modeste, hein ? Mais il a été déprogrammé…
Pour quelle raison ?
Pascal Convert. C’est un conflit mémoriel. Le film disait que la majorité des gens qui avaient été fusillés au mont Valérien étaient soit juifs, soit communistes, soit étrangers… et parfois les trois. Ce qui est vrai, d’ailleurs… C’était la situation au mont Valérien. Une certaine frange, les gaullistes, pour être précis, s’est approprié ce lieu, ce site, et en a fait un emblème. Ils ont vu en moi quelqu’un qui divisait… Ce n’était pas du tout mon propos de diviser la Résistance. Seulement, je regardais les noms, des noms quasiment illisibles sur la cloche, et ces types-là, ils n’étaient pas français, c’est sûr ! La violence de la réaction m’a touché.
Vous montrez dans votre film, comme dans votre livre, qu’il y a eu aussi des attaques très virulentes contre Lucie et Raymond Aubrac, souvent parce qu’on regarde avec nos yeux du début d’un millénaire quelque chose qui s’est passé il y a soixante-dix ans…
Pascal Convert. Oui, parce que la tendance par rapport à l’histoire, c’est toujours de perdre la relativité. L’histoire, d’abord, est faite de vrais gens. Ces gens ont vécu, ils vivent. L’histoire, ce n’est ni un dessin animé ni une fiction. Et tout a un impact : émotionnel, affectif et, bien sûr, historique. Cette histoire de la Seconde Guerre mondiale, de la Résistance, de l’Occupation, on pourrait dire allez, c’est du passé, mais pas du tout ! Parce que les gens ou leurs descendants sont encore là et que c’est un sujet qui affecte. Avec le mont Valérien, il y a des gens qui se sont sentis blessés, je les comprends. Ce n’était pas du tout ma volonté de les blesser, simplement de constater pour moi ce qui était : il n’y avait pas que d’Estienne d’Orves au mont Valérien. Il y a sa place, évidemment, mais il n’y a pas que lui. Et puis, cette cloche a été importante aussi pour une prise de conscience : dans l’histoire, il y a les héros et puis il y a les figurants, un peu comme au cinéma. Les yeux sont focalisés sur les héros, les figurants disparaissent. Vous allez me dire : « Vous avez fait Aubrac après Epstein, qui sont charismatiques… » Mais Epstein, quand j’ai commencé à travailler sur lui, il était inconnu. Alors qu’il était le chef des FTP d’Île-de-France. Non seulement des FTP, mais aussi de la MOI. C’était le chef de la Résistance communiste d’Île-de-France entre mai et novembre 1943. Epstein avait disparu. Il était enterré et bien enterré.
Et vous êtes arrivé à Epstein en travaillant sur le mont Valérien…
Pascal Convert. Epstein était un héros qui était devenu anonyme. À la cérémonie d’inauguration de la cloche, il y avait son fils, Georges Duffau. Il m’a dit : « Tu n’as pas parlé de mon père. » Ça a piqué ma curiosité, j’ai passé trois ans à faire des recherches. Epstein n’était pas dans « l’Affiche rouge », car il a été arrêté sous un nom français, sous le nom de Duffau. Les Allemands n’ont jamais su que c’était un juif polonais, il n’a jamais donné son vrai nom, pour protéger ses amis, sa famille. Dans le livre comme dans le film, les gens qui sont des héros, comme Epstein, Raymond ou Lucie, ont toujours autour d’eux une myriade de personnes qui sont là, qui tissent, qui construisent, qui constituent une espèce d’énergie. Et parmi elles, beaucoup sont mortes. Fusillées, déportées ou tout simplement emportées par l’âge. Et celles qui restent deviennent forcément des icônes.
C’est un livre d’une grande rigueur… mais qui se lit aussi d’une traite, comme un livre d’aventures.
Pascal Convert. Je crois que ce qu’il ne faut pas faire en histoire, c’est dissocier. Il n’y a pas d’acteurs principaux et d’acteurs secondaires. Pour comprendre les acteurs principaux, il faut s’intéresser aux acteurs secondaires. L’acteur secondaire est absolument central. Dans les pièces de Shakespeare, si on n’a pas les deux fous qui sont là et qui commentent, on ne comprend rien à l’action. En histoire, il faut rendre à chaque papillon son vol, ses couleurs… C’est comme si j’avais un puzzle avec des milliers, voire des millions de pièces. Le puzzle est disloqué, les pièces, on ne sait pas où elles vont. Il y a des gens oubliés parce que l’histoire est injuste. Et il y a aussi des gens très discrets qui n’ont pas envie d’être exposés. Et c’est ça qui me fascine. Dans ma relation avec Raymond, ce qui s’ouvre, c’est une boîte magique avec des milliers de visages. Autour de Raymond et Lucie, il y a beaucoup d’amitié. C’est une histoire d’amour, et c’est une histoire d’amitié, avec des compagnons et des relations de fraternité très, très fortes.
Vous montrez dans votre film que leur appartement est très tôt un repaire pour les amis. Et que dès le début de l’Occupation, Raymond Aubrac appelle à la rescousse ses anciens condisciples de l’Université ouvrière…
Pascal Convert. La trajectoire d’un être humain, c’est une histoire de cohésion nucléique. Qu’est-ce qu’on fait quand on est dans la panade ? On a un nom de copain qu’on n’a pas vu depuis dix ans… et on l’appelle. Ce qu’a fait Raymond avec ses anciens camarades de l’Université ouvrière au moment de former un réseau. Et leur groupe, le groupe Ricard, me touche beaucoup : Max Barel, c’est un fils de député communiste, un type brillantissime. Robert Ducaste, c’était l’élite intellectuelle, comme Jean-Pierre Vernant… Sur le groupe, à la fin de la guerre, il reste Raymond, Ravanel et Vernant. Il y a une génération qui a été complètement décimée. Un livre a été écrit sur les polytechniciens résistants. Et il n’y a pas Max Barel dedans. Tout simplement parce qu’il était communiste. C’est scandaleux.
C’est en travaillant sur Joseph Epstein que vous êtes amené à rencontrer Lucie, qu’il a formée à la lutte clandestine dans les années trente, bien avant la guerre. Et en rencontrant Lucie, vous rencontrez forcément Raymond Aubrac…
Pascal Convert. Raymond, il est là, il est assis à côté de Lucie. Lucie à l’époque était quasiment aveugle. Et Raymond était toujours près d’elle. Et puis il est intervenu juste une fois, comme ça. Il m’a parlé des relations entre les hommes. Et ça m’a frappé. En rentrant, j’ai lu son livre de mémoires. Et je me suis dit qu’il y avait un problème. Lucie était devenue l’icône qu’on sait, avec le film de Claude Berri, le livre. Et je me rendais compte que l’autre versant de Lucie, c’était Raymond. Et qu’il faudrait une biographie de ce couple dans le même temps, comme les deux faces d’une pièce de monnaie. À ce moment-là, j’ai pris contact avec Raymond, mais sans vraiment d’autre objectif qu’un entretien avec lui, pour recueillir sa trajectoire. Au début, ça a été difficile, il ne voulait pas du tout. Il venait d’écrire un livre, il ne voyait pas l’intérêt. Mais j’ai bénéficié d’une situation malheureuse, puisque Lucie est décédée en 2007, et je suis arrivé à un moment où il se sentait seul. Et on a passé trois ans ensemble, à nous rencontrer hebdomadairement, ce qui nous a donné environ 300 heures d’entretien. Au début, j’étais un peu impressionné, et lui se demandait ce que je voulais. Mais durant ce huis clos de trois ans, on a beaucoup ri. Même si ça a été difficile. Il a fallu faire de la kiné mémorielle. Parce que la mémoire s’ajuste au bonheur qu’elle peut évoquer et au malheur qu’elle veut oublier. Il faut arriver à ce que la personne comprenne qu’elle ne va pas souffrir. De tous les gens dont on parle dans le livre ou dans le film, il est le dernier… Ce n’est même pas une question de censure, mais… il préférerait aller boire un verre avec Ravanel au bistrot plutôt que de me raconter sa vie, c’est évident. Raymond, c’est une personne qui a une ampleur considérable dans sa trajectoire, dans l’histoire du XXe siècle, avec tous les grands noms qu’il a côtoyés. Mais, au-delà de ça, il est formé d’un alliage impressionnant : conserver ses convictions, son utopie et avoir la puissance de réalisme suffisante pour arriver à un résultat. Parfois, l’utopie se suffit à elle-même. Pour lui, ce n’est pas le cas : l’utopie mérite des résultats. Et il s’est employé à en avoir. Très concrètement. C’est quelqu’un qui n’est pas dans le virtuel. Il est dans l’action, il est dans le fait. Avec des choses très simples. Quand ça bloque dans ses négociations entre Hô Chi Minh et Kissinger, il s’occupe en même temps, de façon synchrone dans le cadre de sa mission à la FAO, pour l’ONU, à faire une bibliothèque globalisée de toutes les productions d’études faites par l’ONU. Avant lui, chaque bureau, chaque service de l’ONU faisait des recherches, des rapports, mais ce n’était jamais synchronisé, et du coup, personne ne savait qui faisait quoi et, surtout, les pays concernés ne recevaient pas les documents, les synthèses. Donc, lui, durant les négociations très secrètes pendant la guerre du Vietnam, il a expliqué tout ça tranquillement au secrétaire général de l’ONU. Il n’est jamais figé devant son miroir en train de regarder un échec ou une réussite. Il est toujours en action. Et pour lui, il n’y a aucune différence entre le fait d’arrêter les bombardements au Nord-Vietnam par les Américains en intervenant auprès du Vatican, ce qui pourrait être très glorieux, et puis cette question d’archivage. C’est un homme d’action, mais qui n’est jamais ébloui par sa propre action. Donc, il n’y a pas d’échec. Il y a des choses qui ne sont pas forcément réussies dans l’immédiat, mais il est déjà en train de faire autre chose. C’est un drôle de mécanisme. Il n’y a pas d’échec, il n’y a que des actions qui réussiront, et si ce n’est pas là, ce sera plus tard.
Depuis presque dix ans, vous travaillez sur la Seconde Guerre mondiale. Qu’est-ce que ça représente dans votre vie et dans votre travail de plasticien ?
Pascal Convert. D’abord, c’est beaucoup de chance. Parce que je rencontre plein de gens, de tous les milieux, de toutes les nationalités. Ils sont d’une générosité extraordinaire. Et puis, pour moi, ce n’est pas un devoir de mémoire, c’est un droit à la mémoire. Quand on est artiste en arts plastiques, il y a une certaine forme de solitude. On peut s’autoconvaincre de l’importance de ce qu’on fait, dans cette solitude. Dans cette trajectoire, dans cette forme d’errance, la rencontre avec les gens, avec leur histoire, ça replace aussi sa propre histoire, ça nourrit le travail. C’est très facile dans les domaines artistiques de s’autoapprouver. Tandis que là, on se rend compte de la modestie de sa propre trajectoire en regard de celle des autres. Forcément. Mais c’est génial.
Deux Œuvres pour un homme
Raymond Aubrac est un homme discret. Et pourtant, derrière ce regard malicieux, que nous donne à voir Pascal Convert dans son documentaire, se cache une vie pleine de rebondissements. Pascal Convert en a tiré un film, Raymond Aubrac, les années de guerre, qui sera diffusé ce jeudi 17 mars, à partir de 22 h 45, sur France 2. Il a surtout, de ses entretiens, sorti un livre, Raymond Aubrac : résister, reconstruire, transmettre (Éditions du Seuil, 25 euros). Un livre, qui reprend toute la vie du résistant, de l’enfance à sa rencontre avec Lucie, à la Résistance, bien sûr, en passant par ses missions à l’ONU. Raconté sous forme de récit, ce livre se dévore comme un roman d’aventures. Avec pour un héros un homme aussi humble qu’il est exemplaire.